Cotonou

Par Hervé Bonaventure Mêtonmassé Gbenahou, publié le 2024-07-04 11:20:36

La consommation de substances psychoactives par les taxis-motos à Cotonou, au Bénin

La Journée internationale contre l’abus et le trafic de drogues des Nations unies du 26 juin dernier fut l’occasion de rappeler que l’Afrique de l’Ouest est aujourd’hui une sous-région envahie par les substances psychoactives et autres drogues.


Hervé Bonaventure Mêtonmassé Gbenahou, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Photo : A Cotonou, au Bénin, la pénibilité du travail, le stress constant comme la volonté de soulager des douleurs physiques ou morales favorisent la consommation de substances psychoactivespar les motos-taxis.James Goldfinch/Shutterstock

Sur son site, Radio France Internationale (RFI) a publié le 22 mars 2024 un article intitulé « Drogue : Le trafic et la consommation de tramadol ne faiblissent pas en Afrique de l’Ouest ». Aussi, l’Agence française de lutte contre le dopage rapporte-t-elle sur son site que l’Agence mondiale antidopage (AMA) a introduit le tramadol dans la liste des produits interdits parce que des études ont démontré son potentiel d’amélioration de la performance et des risques de dépendance en cas d’abus.

L’Afrique de l’Ouest : une région de transit devenu un marché de stupéfiants

Dans la sous-région ouest-africaine, un colloque a eu lieu à Dakar au Sénégal en mai 2024 sur le thème : « Sciences sociales et drogues en Afrique francophone. Diversification des usages, transformation des approches ».

Tout ce qui précède confirme la permanence de ce phénomène devenu presque normal. En effet, au cours des dix dernières années, « l’Afrique de l’Ouest est passée du statut de transit à celui de marché de stupéfiants ». En dépit de sa variation, cette consommation reste récurrente et pose un réel problème de santé publique très peu couvert dans les espaces publics et par les politiques publiques.

Consciente que l’Afrique de l’Ouest est devenue « accro » au tramadol et aux autres substances psychoactives et drogues, la Commission de la Cédéao lui consacre un rapport intitulé « rapport WENDU ». Ce rapport indique la consommation d’un large éventail de substances psychoactives : le cannabis, les opioïdes pharmaceutiques, le khat, la cocaïne, l’héroïne, la méthamphétamine et des précurseurs chimiques de la méthamphétamine tels que l’éphédrine.

Ces différentes substances ont été les principales drogues saisies dans la zone de 2016 à 2019. Ce rapport indique également la récurrence de la polyconsommation. L’usage non médical d’opioïdes pharmaceutiques, notamment du tramadol, a aussi été documenté.

Figure 1 : Genre et consommation de substances

Selon ce rapport, cette consommation de substances psychoactives n’est plus juste une question masculine. Elle gagne de plus en plus la gent féminine (cf. Figure n°1).

Le Bénin : plaque tournante et lieu de forte consommation

Le Bénin n’est pas en marge de cette situation. Le pays est connu pour être un point de passage de la drogue. En effet, plusieurs saisines de cargaisons de drogues ont été directement faites au Bénin ou dans les pays de la sous-région en partance du Bénin. De nombreux membres des réseaux de cartels ont été arrêtés au Bénin.

Le média RFI rapporte, par exemple, des saisies significatives de tramadol au Bénin en 2022, de l’ordre de 12 tonnes. En mai 2023, d’après la BBC, « la brigade anti-drogue du Bénin a saisi 145,5kg de cocaïne. 14 personnes dont le premier responsable de l’Office central de répression du trafic illicite des drogues et des précurseurs (OCERTID) ont été arrêtées ».

Le pays n’est pas qu’une plaque tournante. Il devient, de plus en plus, un lieu de forte consommation. La consommation de tramadol et de cannabis, entre autres substances psychoactives, à des conséquences sanitaires graves, même si leur vente illégale et leur consommation abusive ont été freinées par la traque menée ces dernières années. Plusieurs groupes sociaux sont concernés, surtout les adolescentes et adolescents mais aussi celles et ceux qui exercent des métiers pénibles ainsi que les conducteurs de taxis-motos.

Figure 2 : Consommation de substances psychoactives au Bénin pour 100 000 habitants entre 2016-2019

Quand les conducteurs de taxis-motos prennent du « para »

La conduite de taxis-motos constitue un échappatoire pour beaucoup de jeunes en manque d’emploi et de qualification qui, pour bon nombre d’entre eux, sont issus de milieux ruraux. Ce désir de réalisation de soi, les contraintes liées aux contrats qu’ils nouent et les problèmes sanitaires réels et pressentis créés par les conditions d’exercice de l’activité les exposent à l’autoconsommation de médicaments et surtout de substances psychoactives. Pour camoufler la consommation de ces substances, les conducteurs les dénomment « para ».

Dans un article publié en 2023, notre équipe a montré les implications de cette autoconsommation de médicaments et de substances psychoactives chez ces acteurs. Les médicaments qu’ils utilisent sont de trois ordres : des produits que l’on classe dans les « médicaments pharmaceutiques industriels », des substances psychoactives à cheval entre les médicaments modernes et les médicaments locaux, et des tisanes qui sont considérées comme des médicaments locaux.

Dans notre enquête, la majorité des conducteurs de taxis-motos (58 %) achète les médicaments dans le marché informel. 17 % d’entre eux alternent un approvisionnement sur le marché informel et en officines pharmaceutiques, en fonction des maladies auxquelles ils sont confrontés.

En ce qui concerne l’achat sur le marché informel, à cause des répressions policières, on assiste à un changement de comportement, avec notamment des ventes camouflées ainsi que des ventes qui s’opèrent en milieu domestique. Dans le cas des ventes camouflées, le vendeur n’affiche pas la vente de médicaments. Il « passe » les médicaments sous le couvert de la vente d’autres articles. Il fournit ainsi des codes aux acheteurs que ces derniers utilisent pour venir acquérir les produits.

Plusieurs facteurs favorisent l’achat et la consommation de substances psychoactives, surtout du tramadol, par les conducteurs de taxis-motos. Parmi les plus importants, on citera : l’accessibilité géographique du médicament, la capacité financière à l’acheter et la possibilité qu’offre le marché illicite de se procurer un ou deux comprimés seulement et non une boite entière.

En cause : la pénibilité du travail, le stress constant, les douleurs physiques…

Pourquoi les conducteurs de taxis-motos prennent-ils du « para » ? Plusieurs facteurs interviennent dans la prise de décision en faveur de l’autoconsommation, mais pas de façon exclusive. C’est généralement un maillage de facteurs qui s’observe.

Parmi les facteurs qui fondent la consommation de substances psychoactives chez les conducteurs de taxis-motos, on citera :

  • la pénibilité du travail ou la « nécessité de tenir la route à tout prix » ;

  • les antécédents personnels ;

  • la recherche de performance et/ou d’endurance au guidon et donc la lutte contre les fatigues ;

  • la domination de la peur (liée à la crainte de ne pas atteindre ses propres objectifs et d’honorer les engagements envers les propriétaires de motos) et du stress constants (du fait du rythme du travail, des répressions policières réelles ou pressenties…)

  • le soulagement des douleurs physiques et morales ;

  • la recherche du plaisir et l’appartenance à des réseaux relationnels pratiquants ou addictifs ;

  • la jeunesse des conducteurs de taxis-motos ;

  • la méconnaissance des revers et retombées liés à la trop forte consommation des médicaments et surtout des SPA ;

  • la recherche active, voire effrénée de gains au prix de tous les sacrifices pour répondre aux obligations, subvenir aux besoins, payer les tontines, « assurer » dans les groupes de pairs et faire face à d’autres contraintes existentielles ;

  • l’échec de la répression.

Il n’existe pas de données fiables sur la consommation de tramadol et des substances psychoactives par les conducteurs de motos-taxis au Bénin. Cependant, on constate une recrudescence de l’usage non médical de ces produits par ces acteurs. Cet usage est souvent observé chez les conducteurs de taxis qui travaillent de jour comme de nuit et qui se surnomment « Zò m? ci » (littéralement « sans éteindre le feu, sans arrêt »). Ceux qui sont sous contrat se voient confier des motos ou squattent des motos et sont soumis à des contraintes en termes de gains. Ils roulent, « sans couper le moteur », du matin au soir et même la nuit.

Modes de consommation et effets sanitaires induits

Enfin, trois modes de consommation sont observés : une consommation identitaire pour marquer l’appartenance à un réseau ; une consommation individuelle et une consommation mimétique. Ces modes de consommation sont généralement indépendants du niveau intellectuel, de l’origine professionnelle et de l’appartenance religieuse des conducteurs de taxis-motos.

Le plus souvent, le tramadol et les autres substances psychoactives ne sont pas consommés seuls. Ils sont généralement dilués dans d’autres substances ou consommés en association pour prolonger leurs effets. Cette polyconsommation implique du thé Ataî, un thé local en provenance des pays du sahel, notamment du Niger, du café noir, des dissolvants, des boissons énergétiques et autres. Elle aggrave les risques pour la santé.

De plus, au-delà de l’addiction, les médecins rencontrés dans notre étude ont soulevées un risque de maladies hépatiques (au niveau du foie), des crises convulsives, des dépressions respiratoires et des conséquences néphrétiques (au niveau des reins). De plus, cette consommation expose les conducteurs de taxis-motos à davantage d’accidents de la circulation.The Conversation

Hervé Bonaventure Mêtonmassé Gbenahou, Postdoctorant en Sociologie-Anthropologie du développement, Université Libre de Bruxelles (ULB)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.