Ce dimanche 24 novembre marque le cinquantième anniversaire de la découverte du fossile de l’australopithèque Lucy. Jean-Renaud Boisserie dirige un programme de recherche interdisciplinaire travaillant dans la basse vallée de l’Omo en Éthiopie et ayant pour objectif de comprendre les interactions entre les changements environnementaux et l’évolution des organismes (humains inclus) de cette vallée au cours des quatre derniers millions d’années. Spécialiste des faunes fossiles de la région où à été découvert le fossile de Lucy, il nous renseigne sur l’importance de cette découverte et sur toutes les questions qu’elle soulève encore.
Jean-Renaud Boisserie, Université de Poitiers
Photo : Lucy, 50 ans après sa découverte, reste un jalon scientifique majeur. DAVE EINSEL/ Getty Images North AmericaGetty / Images via AFP
The Conversation : Lucy fait partie du genre Australopithecus et notre espèce du genre Homo : quelles sont les principales différences et ressemblances et notre lien de parenté ?
Jean-Renaud Boisserie : Le genre Homo est caractérisé à la fois par un volume cérébral généralement de grande taille (plus de 600 cm3), même s’il existe des exceptions, par une bipédie obligatoire marquée par diverses adaptations (par exemple jambes longues, bras courts) qui améliore l’endurance et la rapidité des déplacements bipèdes, et par une denture relativement réduite. Bien qu’également bipèdes, Australopithecus gardait une morphologie compatible avec une bonne aptitude aux déplacements arboricoles, présentait une denture le plus souvent « mégadonte » – c’est-à-dire des dents grosses à l’émail très épais (en particulier chez les australopithèques dits « robustes », et un cerveau de taille peu différente de celle des chimpanzés et des gorilles. On sait cela notamment grâce à la découverte d’Australopithecus afarensis.
T.C. : Quelle importance a eu la découverte de Lucy, la plus célèbre représentante de cette espèce ?
J.-R. B. : Cette découverte est un jalon dans notre compréhension de l’évolution humaine en Afrique, puisqu’on se posait un certain nombre de questions avant la découverte de Lucy sur l’ancienneté du genre Homo et le rôle des australopithèques dans l’ascendance de notre genre. Avec Australopithecus africanus en Afrique du Sud, on savait qu’il existait des formes bipèdes avec un cerveau relativement réduit, mais sans dates bien établies dans les années 1970, ce qui était assez problématique.
Côté Afrique orientale, Louis et Mary Leakey avaient mis au jour des australopithèques robustes à partir de la fin des années 1950, assez bien datés vers 1,8 million d’années, ainsi que les restes d’Homo habilis, alors le plus ancien représentant du genre Homo. À partir de 1967, les travaux menés dans la vallée de l’Omo, qui pour la première fois mobilisaient des équipes importantes et pluridisciplinaires, ont permis de découvrir des restes d’australopithèques datant de plus de 2,5 millions d’années, et des restes du genre Homo à peine plus récents.
Au début des années 1970, la découverte sur les rives du lac Turkana du crâne d’Homo rudolfensis – un représentant indubitable de notre genre avec sa capacité cérébrale de près de 800 cm3 – suggérait initialement l’âge très ancien (jusqu’à 2,6 millions d’années) de notre genre et d’une capacité cérébrale importante. Une partie de la communauté scientifique, notamment la famille Leakey, pensait donc que le genre Homo constituait une branche parallèle à celle des australopithèques, qui auraient donc été des cousins éteints, mais pas nos ancêtres.
La découverte d’Australopithecus afarensis, et notamment de Lucy, a clarifié ce débat. Non seulement l’âge de ces nouveaux fossiles était clairement plus ancien que 3 millions d’années, mais surtout ils incluaient des fossiles bien préservés, en particulier l’exceptionnelle Lucy. Avec 42 os, représentés par 52 fragments, à peu près 40 % du squelette est représenté. Des fossiles humains aussi complets n’étaient alors connus qu’à des périodes beaucoup plus récentes (moins de 400 000 ans).
Avec Lucy, de nombreux autres spécimens ont été découverts dans les années 1970 à Hadar, ainsi qu’à Laetoli en Tanzanie, où ces derniers étaient associés à des empreintes de pas bipèdes dans des cendres volcaniques datées de 3,7 millions d’années.
Tous ces éléments montraient qu’Australopithecus afarensis, bipède à petit cerveau, était nettement plus ancienne qu’Homo (l’âge d’Homo rudolfensis fut d’ailleurs ultérieurement réévalué à moins de 2 millions d’années). Cette espèce pouvait donc être considérée comme ancêtre commun des toutes les espèces humaines ultérieures, notre espèce, Homo sapiens, comprise. C’est devenu l’hypothèse dominante pour décrire l’évolution humaine pendant pour plusieurs décennies.
T.C. : Quelle importance a eu Lucy dans le monde ? La connaît-on partout comme en France ?
J.-R. B. : En France, c’est vrai qu’on la connaît bien parce qu’elle a été très bien présentée par Yves Coppens, un des codirecteurs de l’International Afar Research Expedition, l’équipe qui a découvert Lucy. Avec son immense talent de vulgarisateur, il a réussi à la faire adopter par le public français tout en montrant bien son importance scientifique.
Ce fut la même chose aux États-Unis, où d’autres membres de l’équipe ont mené le même travail de vulgarisation, ainsi qu’en Éthiopie. Mais cela dépasse ce cadre géographique : ailleurs en Europe, en Asie et en Afrique, elle est extrêmement connue. C’est réellement un fossile extrêmement important pour la science internationale en général.
T.C. : Lucy a été présentée comme « grand-mère de l’humanité », cela a été vrai combien de temps ?
J.-R. B. : Après cette découverte d’Austrolopitecus Afarensis qui a conduit à la considérer comme l’ancêtre commun à toutes les espèces humaines plus récentes, il y a tout d’abord eu des espèces plus anciennes qui ont été mises au jour. On connaissait dès le début des années 1970 des fossiles plus anciens, mais ils étaient rares, très fragmentaires et mal conservés.
À partir des années 1990, de nouveaux travaux dans l’Afar, à quelques dizaines de kilomètres au sud de Hadar dans la moyenne vallée de l’Awash, ont révélé la présence d’une espèce plus ancienne qui a été baptisée initialement Australopithecus ramidus, puis Ardipitecus ramidus parce qu’elle a été jugée suffisamment différente pour définir un nouveau genre. Ces restes de 4,4 millions d’années montraient qu’il y avait eu quelque chose avant Lucy et les siens, qui ne représentaient plus le stade évolutionnaire le plus ancien de l’humanité.
D’autres découvertes sont intervenues au tout début des années 2000, avec Orrorin tugenensis au Kenya, daté à 6 millions d’années ; puis Ardipithecus kadabba, de nouveau dans le Moyen Awash, daté de 5,8 à 5,2 millions d’années ; et enfin, Sahelanthropus tchadensis (Toumaï), cette fois en Afrique centrale, au Tchad, plus près de 7 millions d’années.
Australopithecus afarensis n’était donc plus l’espèce la plus ancienne, mais devint potentiellement un jalon au sein d’une lignée évolutionnaire beaucoup plus ancienne.
En parallèle, il y a eu la découverte de formes contemporaines de Lucy, attribuées cette fois à des espèces contemporaines mais différentes. Ça a été par exemple le cas d’Australopithecus bahrelghazali au Tchad, daté entre 3,5 et 3 millions d’années. Dès 1995, ces restes assez fragmentaires montraient un certain nombre de caractères qui suggèrent qu’il s’agit d’une espèce différente de celle de Lucy. D’autres ont suivi, notamment Australopithecus deyiremeda, ou encore une forme non nommée connue par un pied très primitif (« le pied de Burtele »), tous deux contemporains d’Australopithecus afarensis, et issu d’un site voisin de celui de Hadar, Woranso-Mille.
T.C. : Comment détermine-t-on qu’un fossile appartient à telle espèce ou à tel genre ?
J.-R. B. : C’est un degré d’appréciation de la part des scientifiques qui est assez difficile à tester en paléontologie. Prenez par exemple les chimpanzés : il en existe deux espèces légèrement différentes dans leur comportement et dans leur morphologie. Elles sont néanmoins beaucoup plus semblables entre elles qu’avec n’importe quelle autre espèce de grands singes et sont donc toutes deux placées au sein du genre Pan. Les données génétiques confirment largement cela.
En paléontologie, c’est plus compliqué parce qu’on a affaire à des informations qui sont parcellaires, avec la plupart du temps la morphologie pas toujours bien préservée, et finalement peu de données sur les comportements passés. On peut caractériser une partie de l’écologie de ces formes fossiles avec des approximations, et sur cette base, les informations morphologiques et une vision souvent incomplète de la diversité alors existante, on tâche de déduire des critères similaires à ceux observés dans l’actuel pour classer des espèces fossiles au sein d’un même genre.
Pour définir Ardipithecus par rapport à Australopithecus, ce qui a primé, c’est la morphologie des dents, puisque par rapport aux grosses dents à émail épais des australopithèques, Ardipithecus présentait des dents qui sont relativement plus petites, un émail plus fin et des canines relativement plus grosses.
En matière de locomotion, il y a également des différences, bien décrites en 2009. Le bassin de Lucy est très similaire au nôtre, la bipédie est bien ancrée chez Australopithecus. Par contre, chez Ardipitecus, le développement de certaines parties du bassin rappelle ce qu’on voit chez des quadrupèdes grimpeurs, par exemple les chimpanzés. Surtout, on observe un gros orteil (hallux) opposable.
Par contre, les critères sont parfois beaucoup moins objectifs. En dehors de détails mineurs des incisives et des canines, ce qui a conduit à placer Orrorin et Sahelanthropus dans des genres différents d’Ardipithecus est davantage lié au fait que ces restes ont été découverts dans d’autres régions par des équipes différentes.
T.C. : Qu’est-ce qui a changé entre notre connaissance de Lucy au moment de sa découverte et aujourd’hui ?
J.-R. B. : Les grandes lignes de la morphologie des australopithèques n’ont pas fondamentalement changé depuis cette époque-là. Australopithecus afarensis et Lucy ont permis de définir des bases qui sont toujours extrêmement solides. Par contre, même s’il y des débats sur certains fossiles, il est très probable qu’il y avait une plus grande diversité d’espèces entre 4 et 3 millions d’années que ce qu’on pensait à l’époque. Avec le fait qu’il y a également des fossiles humains beaucoup plus anciens relativement bien documentés, c’est un changement majeur par rapport à la vision acquise dans les années 1970.
T.C. :Que savons-nous du régime alimentaire de Lucy ?
L’alimentation d’Australopithecus afarensis était certainement assez diversifiée, pouvant incorporer des fruits, mais également des herbacées et peut-être des matières animales. Australopithecus afarensis a vécu au moins entre 3,8 et 3 millions d’années, soit une très longue durée, beaucoup plus importante que les possibles 300 000 ans d’existence proposés pour Homo sapiens. Il a donc fallu une bonne dose d’opportunisme pour pouvoir faire face à des changements environnementaux qui ont parfois été relativement importants au Pliocène.
Il y a diverses techniques qui s’intéressent aux dents parce que ce sont des objets complexes, constitués de plusieurs tissus et incluant des éléments chimiques dont les concentrations peuvent être liées à l’alimentation. Il y a donc des approches qui utilisent ces contenus chimiques, ainsi que d’autres qui sont réalisés sur les types d’usures liées à l’alimentation. Ces méthodes et d’autres permettront d’avoir une meilleure compréhension de l’alimentation de ces espèces anciennes.
Australopithecus afarensis, connu par plusieurs centaines de spécimens, rarement aussi complets que Lucy même si certains s’en approchent, comprenant néanmoins beaucoup de restes dentaires, de mâchoires et d’os des membres, nous offre un véritable trésor sur lequel s’appuyer pour développer de nouvelles approches et répondre aux questions en suspens.
T.C. : Quelles sont les grandes questions qui restent à étudier ?
J.-R. B. : Lucy a encore un bel avenir scientifique devant elle car elle aidera certainement à répondre à plein de questions. Ainsi la caractérisation de la locomotion et les transitions entre les différentes formes de locomotion sont toujours l’objet d’un débat.
Lucy était bipède quand elle était au sol mais son membre supérieur suggère un également une locomotion arboricole. On ne sait toujours pas, néanmoins, combien de temps passait-elle réellement dans les arbres. Et comment et à quel moment se font les transitions entre les formes aux locomotions versatiles (par exemple Sahelanthropus, à la fois bipède au sol et sans doute fréquemment arboricole) et la bipédie plus systématique des australopithèques, puis avec la bipédie obligatoire d’Homo ? Ou encore entre un cerveau de taille similaire à celui des grands singes non humains actuels et le cerveau plus développé du genre Homo ?
Car finalement, les premiers représentants du genre Homo sont surtout bien connus après 2 millions d’années. Avant 2 millions d’années, les spécimens attribués au genre Homo sont essentiellement fragmentaires et donc assez peu connus. Cette transition n’est toujours pas bien comprise, et c’est un de nos objectifs de recherche dans la basse vallée de l’Omo.
Il y a d’autres questions qui se posent au sujet des australopithèques. Comment se développaient-ils ? Est-ce qu’ils présentaient des caractéristiques du développement similaire à celle des chimpanzés, ou plus similaire à celle d’Homo sapiens, c’est-à-dire avec une croissance plus lente, plus étalée dans le temps, et donc avec des jeunes qui naissent avec des capacités amoindries, nécessitant que l’on s’en occupe beaucoup plus.
La question de la naissance est de ce point de vue très importante. Est-ce que les bébés australopithèques avaient un cerveau relativement développé par rapport à la taille finale, comme ce qu’on peut observer chez les chimpanzés, ou est-ce qu’ils avaient un cerveau plus petit comme chez nous, permettant de se faufiler dans le canal pelvien ? Avec la bipédie, le bassin a été modifié et le canal pelvien, par où les naissances doivent s’effectuer, est devenu plus étroit et tortueux. Dans cette configuration, un cerveau trop gros à la naissance coince, et ça ne marche plus. Des travaux en cours sur Lucy et d’autres spécimens apportent des éléments de réponse importants sur ce type de questions.
D’autre part, si toutes les espèces d’australopithèques contemporaines au Pliocène récent sont bien avérées, comment tout ce petit monde coexistait ? À partir de Lucy et jusqu’à relativement récemment, on a toujours eu plusieurs espèces humaines qui ont pu exister de manière contemporaine et même vivre dans les mêmes endroits. Comment est-ce que ces coexistences s’articulaient ? Pour répondre, il y a encore beaucoup de choses à découvrir sur leurs modes de vie, sur leurs écologies, sur leurs alimentations.
Jean-Renaud Boisserie, Directeur de recherche au CNRS, paléontologue, Université de Poitiers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.