Cameroun

Par Jacques Bene, publié le 2025-02-06 13:36:41

Substituer la farine de blé par le manioc au Cameroun : un remède pire que le mal ?

Avec 920 400 tonnes de blé importées en 2022, le Cameroun a dépensé près de 260,7 milliards de FCFA pour répondre à une demande en farine en constante hausse. Face à ce déficit, l’État promeut depuis 2020 la « substitution » par la farine de manioc, présentée comme une solution miracle pour réduire les importations et « consommer local ». Pourtant, derrière ce discours séduisant se cache une réalité plus sombre : industrialiser le manioc menace la sécurité alimentaire de millions de Camerounais tout en négligeant le potentiel sous-exploité du blé local. Analyse en trois axes.


Jacques Bene, Ovillage!

1 : Le manioc, un élève médiocre face à la maîtrise technologique du blé

Des rendements trompeurs, des coûts cachés

Si le manioc affiche un rendement élevé (8 tonnes/ha contre 3,5 tonnes pour le blé), sa chaîne de valeur reste archaïque. Au Cameroun, 90 % de la récolte est traitée manuellement, avec des pertes post-récolte estimées à 40 % (FAO, 2022). À l’inverse, la filière blé bénéficie d’infrastructures rodées :
- Les minoteries comme les Grands Moulins de Paris à Douala transforment 300 000 tonnes/an.
- La mécanisation (tracteurs, moissonneuses-batteuses) est déjà opérationnelle dans les zones septentrionales.

Pour industrialiser le manioc, il faudrait importer des broyeurs industriels (coût moyen : 50 000 €/unité) et construire des usines de traitement. Un investissement pharaonique, alors que le pays ne compte que 3 unités de transformation de tapioca, toutes sous-utilisées (MINADER, 2023).

Le paradoxe de la dépendance technologique

« Vouloir remplacer le blé par le manioc, c’est troquer une moissonneuse-batteuse contre une machette », ironise un ingénieur agronome de l’IRAD. La filière blé est prête pour la montée en gamme ; celle du manioc nécessiterait des décennies et des capitaux étrangers… recreusant la dépendance que l’on prétend combattre.

2 : L’industrialisation du manioc, une bombe à retardement sociale

Quand l’usine affame les ménages

Dans le Sud, l’Est et l’Ouest, 80 % des ménages dépendent du manioc comme aliment de base. Or, une étude de l’Institut africain de technologie alimentaire (IITA) alerte : capturer ne serait-ce que 20 % de la production nationale pour l’industrie entraînerait une flambée des prix de 30 à 50 %. Un scénario déjà observé au Ghana, où la « Cassava Bread Policy » a provoqué des émeutes de la faim en 2017.

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Le manioc, un trésor à préserver / Ovillage!.

Destruction d’emplois, exode forcé

Le manioc artisanal fait vivre 2 millions de femmes rurales, selon le REFACOF. Son industrialisation remplacerait ces micro-activités par des usines automatisées, générant 0,3 emploi/ha contre 1 emploi/ha pour le blé (Banque mondiale, 2021). Dans la région du Littoral, des coopératives féminines s’inquiètent : « Si l’État prend notre manioc pour les usines, comment nourrirons-nous nos enfants ? »

3 : La voie camerounaise : blé high-tech ET manioc patrimoine

Le blé, levier sous-estimé de souveraineté

Le Nord Cameroun dispose de 200 000 hectares irrigables sous-exploités (projet de la plaine des Mbo). En modernisant ces terres, le pays pourrait réduire ses importations de blé de 40 % d’ici 2030 (AGRA, 2022). La Turquie et l’Égypte, partenaires historiques, sont prêtes à transférer des technologies d’irrigation au goutte-à-goutte.

« Et si le Cameroun imitait le Maroc ? En 10 ans, le pays a réduit ses importations de blé de 60 % grâce à des barrages et semences améliorées. Le manioc, lui, reste une culture vivrière non subventionnée. »

Le manioc, bien culturel à sanctuariser

Plutôt que de l’industrialiser, le Cameroun gagnerait à valoriser les usages traditionnels du manioc :
- Créer des Appellations d’origine protégée (AOP) pour le bâton de manioc du Sud-Ouest ou le Foléré.
- Soutenir les circuits courts via des plateformes comme AgriHub, qui connecte paysans et consommateurs urbains.

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Le blé peut contribuer efficacement à l'économie du Cameroun / Ovillage!.

La Côte d’Ivoire montre l’exemple : tout en dominant le marché mondial du cacao, elle a préservé l’igname comme aliment vivrier.

L’urgence d’une politique agricole équilibrée

Substituer le blé par le manioc relève du mirage technologique et du suicide socio-économique. La véritable solution réside dans un modèle hybride :
1. Développer le blé via l’irrigation et les partenariats public-privé.
2. Protéger le manioc artisanal, pilier de la sécurité alimentaire.

Comme le résume un paysan de Bangangté : « Le développement, c’est ajouter des options, pas remplacer ce qui marche déjà. »


Sources citées:

  • FAO (2022), Post-harvest Losses Assessment in Cameroon.
  • MINADER (2023), Rapport sur les filières céréalières.
  • AGRA (2022), Wheat Value Chain in Central Africa.
  • Témoignages recueillis par l’auteur auprès de coopératives à Douala et Yaoundé (juillet 2023).